De El Watan.com
La disparition annoncée du chardonneret algérien peut nous révéler de nouvelles mœurs d’une partie de la société, les jeunes entre autres. Des réseaux de contrebande ont vu le jour pour transporter illicitement des chardonnerets marocains vers l’Algérie.
Cela peut sembler étonnant. Comment un oiseau ne dépassant pas les 20 cm peut-il être un révélateur d’un changement social ? Le chardonneret est, dans ce cas, un indicateur d’une conversion professionnelle. Des jeunes, qui autrefois faisaient des petits boulots ou étaient au chômage, ont investi le créneau de vente de ce volatile pour gagner leur vie. Mais à quel prix. Un véritable crime contre la faune et la flore a eu lieu. Ne prenant pas en compte les aspects de reproduction du chardonneret, les chasseurs, les vendeurs, voire les acheteurs, ont malheureusement contribué à sa disparition des forêts algériennes.
La filière de vente de chardonnerets a été investie par des hommes d’affaires.
«De véritables réseaux de chasse, d’acheminement, de vente en gros et au détail, se sont constitués», nous indiquent des gérants d’animalerie. Autrefois, les peuplades de chardonnerets étaient denses. Des millions d’oiseaux de cette espèce de passériforme sillonnaient les massifs du pays. Désormais, il est possible de mesurer l’ampleur criminelle de ce commerce.
Le chômage a poussé des jeunes à vendre des chardonnerets
La chasse sauvage et intensive a réduit leur nombre à quelques centaines. Des poches subsistent encore dans les vallées de Souk Ahras, de Béjaïa et de Collo. «Mais d’une manière générale, on peut dire que l’espèce du chardonneret algérien est anéantie», regrette Nabil, propriétaire d’une animalerie au quartier les Sources à Alger. Les adeptes de randonnées témoignent. Ils indiquent qu’il est rare d’apercevoir cet oiseau mythique. «De temps à autre, on peut le voir en l’espace de quelques secondes, pas plus», affirme Adel, un électricien habitant la localité de Bouchaoui.
Cette disparition s’explique également par la perturbation du cycle de reproduction. Les chardonnerets nichent quatre fois par an. Les nouvelles techniques de chasse sont barbares. A titre d’exemple, le «croque-mort» consiste à planter dans le ventre d’une femelle un bout de ferraille, qui par la suite est cloué a proximité d’une rivière. Les chardonnerets mâles, trompés par le subterfuge, sont pris au piège.
Les éleveurs amateurs ne sont pas conscients de la manière utilisée. Ils pensent que les chardonnerets sont capturés grâce à la technique de la glu. Ce qui est loin d’être le cas. Une autre technique de chasse a terriblement nui au cycle de reproduction : le filet ornithologique. En l’accrochant des deux côtés d’une rivière, les jeunes chasseurs raflent tout. Mâles ou femelles, jeunes ou vieux chardonnerets, la prise pouvait compter pas moins de 20 oiseaux à la fois.
Une petite leçon d’historie s’impose pour comprendre ce qui s’est réellement passé. Le chardonneret a de tout temps été un oiseau de compagnie. Les maîtres de maison en ont fait l’oiseau préféré, car détenteur d’un chant magistral et incomparable. «Les Nord-Africains ont, à travers les siècles, élevé le chardonneret. Cette pratique est en fait réellement ancrée dans la culture populaire des Maghrébins, plus particulièrement chez les Algériens», explique Moha, 39 ans, éleveur d’oiseaux.
«En Algérie, à partir des années 1980, un chômage endémique frappait une majorité de jeunes. Certains d’entre eux ont eu l’idée de vendre les chardonnerets, pour en faire un moyen de subsistance», analyse de son côté Kheireddine, éleveur professionnel. Quant à la chasse, «au début, elle concernait les mâles seulement. Plus tard, durant les années 1990, le prix du chardonneret a doublé, alors qu’il était vendu à quelques dinars durant la décennie précédente. Dire qu’il y 40 ans, le chardonneret était offert en guise de bonne amitié».
Le commerce d’oiseaux devenu juteux, «des réseaux ont été créés», révèle Nabil. «Les tenants de réseaux opéraient en toute saison. Les forêts algériennes sont devenues des lieux d’enrichissement. D’autres se sont spécialisés dans l’acheminement de ces oiseaux vers les centres urbains, comme Alger, Sétif, Constantine et Annaba. En ce qui concerne la capitale, c’est précisément La Casbah, El Harrach et Bab El Oued».
Pourtant, une loi interdisant la chasse du chardonneret existe. En Algérie, elle est timidement appliquée. Pourquoi ne pas veiller à l’application de cette loi, comme c’est le cas dans des pays européens ? La chasse du chardonneret est sévèrement réprimée, notamment en Suisse et en France. En Espagne, la chasse du chardonneret est programmée chaque cinq ans. Et ce n’est pas n’importe qui peut y prétendre. Un permis est obligatoire pour pouvoir en capturer.
Acheminement clandestin de chardonnerets marocains
Face à la forte demande, puisque le nombre d’éleveurs amateurs augmente d’année en année, les réseaux se sont rabattus sur les chardonnerets de nos voisins de l’Ouest. Au Maroc, on préfère les canaris. Le chardonneret n’est pas aimé avec ferveur comme en Algérie. Les forêts marocaines en comptent présentement des dizaines de milliers. La menace d’extinction n’est pas d’actualité. A l’instar de l’alcool et du cannabis écoulés sur le territoire national, «les réseaux de la filière ont tissé des liens avec leurs semblables du côté marocain», nous explique Nabil. Le lieu de rendez-vous est bien sûr la frontière.
La Gendarmerie nationale communique parfois des chiffres sur la capture de tel ou tel véhicule transportant des cages enfermant des chardonnerets. L’espèce marocaine risque-t-elle pour autant de disparaître ? Pas si sûr, les réseaux dans le royaume chérifien ont conscience de la forte demande de chardonnerets en Algérie.
Sur ce point, «ils ne comptent pas mettre en péril la variété locale», ajoute Mustapha, un autre connaisseur dans l’élevage de chardonnerets. Et c’est par amour pour ce passériforme qu’ils sont soucieux du maintien de l’espèce. Au lendemain de la première nichée, au mois de mai, les chasseurs marocains passent à l’action. Selon des spécialistes, «le chant des chardonnerets de la première naissance est meilleur». C’est à cette période que les filières de chasse au Maroc commencent leur sale besogne. Il suffit de faire un petit tour dans les animaleries pour constater l’introduction en masse du chardonneret marocain. «De quelle région est-il capturé ?» Ceci est généralement la première question posée par les éleveurs. «De Kénitra (ville marocaine située à 40 km au nord de Rabat)», nous répond Mourad, propriétaire d’un magasin de vente d’animaux à Dély Ibrahim.
Généralement, le coût des chardonnerets sur les marchés oscille entre 7000 et les 15 000 DA. Les «demi-vieux», mot d’argot utilisé pour désigner les chardonnerets ayant dépassé les 6 mois, se vendent entre 4000 et 5000 DA. Il y a quelques mois, le chardonneret du Maroc était vendu de 600 à 800 DA. Aujourd’hui, il n’est pas cédé en dessous de
1500 DA. «Je vends les plus jeunes à 1800 DA et les demi-vieux à 2500», propose Nabil, le vendeur basé aux Sources. Le prix pourrait augmenter, puisque les détaillants répercutent sur les oiseaux la hausse des prix des aliments.
Les coups de folie sont légion dans les marchés de vente. Des chardonnerets peuvent atteindre la bagatelle de 100 000 DA. Un éleveur de Aïn Naâdja, véritable passionné, a échangé sa Golf série 4 contre un chardonneret de Baïnem. Selon des connaisseurs, «c’est le meilleur chanteur de tout le continent !»
Mehdi Bsikri