De lemonde.fr
On pourrait croire que l'émirat, propriétaire du PSG et organisateur de la Coupe du monde en 2022, ne jure que par le ballon rond. C'est méconnaître la passion ancestrale des Qataris pour la fauconnerie. Par Benjamin Barthe/ Photos Marthe Amanda VanneboDÉSERT DU QATAR, DÉBUT FÉVRIER. Une tempête de sable gris jaune aplatit l'horizon. Une colonne de 4× 4 climatisés dévore l'étendue désolée. Après une demi-heure de bosses et de bourrasques, la silhouette d'un immense chapiteau blanc apparaît. Puis des tentes, des rangées de projecteurs et d'immenses écrans de télévision. C'est le site du 3e Festival international de fauconnerie du Qatar. Un village de toile ultramoderne dans un paysage quasi lunaire. Des centaines de spécialistes de la discipline sont présents, appâtés par les Toyota Land Cruiser et les chèques à six chiffres promis aux vainqueurs. Au programme : chasse au vol, poursuite sur leurre mécanique, course de lévriers et puis le clou du festival, le concours de beauté pour faucons. "On trouve ici quelques-uns des oiseaux les plus chers de la planète, prévient Abdelaziz Nasser, un colosse barbu, qui a plusieurs bêtes en compétition. Les prix peuvent monter jusqu'à 500 000 riyals (100 000 euros). Ce festival, c'est comme le championnat du monde de fauconnerie."
Voilà donc l'autre "Mondial" du Qatar, cet émirat à l'opulence tapageuse, qui est accusé de "racheter" les capitales du Vieux Continent et qui a décroché à la stupéfaction générale l'organisation de la Coupe du monde de football de 2022. Un "Mondial" sans carton rouge, sans mascotte et sans canettes de bière, mais nimbé de la même mystique que celle qui entoure le ballon rond. Car, si la fauconnerie est un sport de niche dans les pays occidentaux, exercé par une poignée de gentlemen-farmers un peu excentriques, dans le golfe Arabo-Persique cette pratique ancestrale est comme une seconde religion. Vénéré pour sa majesté, son regard perçant et ses piqués foudroyants, le faucon confère à son maître une étoffe aristocratique, prisée tant par l'élite des pétro-monarchies du Golfe que par les classes moyennes, en quête de distinction sociale. "Je traite mon faucon comme mon enfant, dit Hmaidi Al-Enazi, un sergent à la retraite de la garde nationale saoudienne. C'est un signe de noblesse."
La chasse au vol s'est répandue dans la péninsule Arabique, il y a plusieurs milliers d'années, par l'entremise de tribus bédouines venues d'Iran. Moyen de subsistance essentiel dans les zones arides, cette pratique s'est perpétuée en dépit de la sédentarisation des populations. "Pendant l'hiver, nos grands-parents allaient vivre dans le désert, raconte Hamed Al-Jameela, un Qatari. Le faucon leur permettait d'attraper des lapins ou bien des outardes houbara [un échassier qui est la proie préférée des rapaces]. C'est ainsi qu'ils parvenaient à nourrir leur famille. Mais pour nous aujourd'hui, qui vivons toute l'année à Doha, la fauconnerie est un simple hobby."
LES ADEPTES LES PLUS FORTUNÉS SE FOURNISSENT AUPRÈS DE CHASSEURS venus d'Iran, du Kazakhstan ou de Mongolie, des pays de steppes où vivent les plus beaux spécimens. Les autres se contentent du marché de Doha ou de ceux d'Arabie saoudite. Signe du mariage des vieilles traditions et de la technologie la plus avancée, la capitale qatarie abrite un hôpital pour faucons et un incubateur à fauconneaux. "A chacun ses lubies, résume Abdelaziz Nasser, un ancien pilote d'hélicoptère de l'armée qatarie, formé à Marseille. En Europe, vous vous ruinez pour des peintures. Au Qatar, on met des fortunes dans des oiseaux."
Des fauconniers sont assis l'un à côté de l'autre sur une banquette aménagée sous une tente bédouine. Figés dans leur dishdasha, la tunique blanche des Arabes de la péninsule, le collier de barbe finement taillé, ils ont le port altier et le regard fixe, comme par mimétisme avec l'oiseau cramponné à leur gant. A tour de rôle, ils se lèvent et enregistrent leur volatile au concours de beauté. Grâce à un stylet électronique, qui détecte la puce greffée sous le plumage de l'animal, le jury connaît aussitôt son âge et le nom de son maître. Les prédateurs les plus précieux sont aussi équipés d'un transmetteur, qui permet de les suivre jusqu'à trente kilomètres à la ronde. "Il y a quelques années, j'ai perdu un faucon qui n'était pas suffisamment entraîné à revenir, dit Moubarak Al-Boenin, un concurrent saoudien. Après un mois, un pêcheur l'a récupéré sur une petite île, au large du Qatar. Il l'a amené à un vétérinaire et grâce à la puce électronique, ils ont réussi à me contacter."
Après enregistrement, les faucons sont conduits sous le chapiteau blanc où se déroule le concours. La moquette bleu pétrole est moelleuse comme un tapis de mousse et les gradins aussi vastes que dans une halle des sports. Les faucons sont déposés sur de petits perchoirs en marbre recouverts d'un tapis de gazon synthétique - un "bloc" dans le -jargon de la fauconnerie. Pour éviter qu'ils ne s'envolent, leur tête est -couverte d'un chaperon, petit masque de cuir. La tribune du jury est aménagée en surplomb, juste en dessous d'un écran géant relié à une batterie d'ordinateurs, où seront affichées les notes obtenues par chaque concurrent. "On note sur 320 points", explique le juge Salah Al-Kuwari, 58 ans. "Chaque partie du corps de l'oiseau est prise en considération. Le plus important, c'est le plumage. Plus il est blanc et soyeux, mieux c'est. Mais on évalue aussi le cou, le bec, le dégradé de la nuque, le regard, et la taille des pattes. Et puis aussi le ventre, il faut qu'il soit dodu", ajoute-t-il en désignant une photo de faucon de trois mètres de haut, qui tapisse tous les flancs du chapiteau : "C'est le lauréat de l'année passée."
LA GRAND-MESSE A SA ZONE COMMERCIALE. Une rangée de kiosques en bois, où l'on vend du matériel de fauconnerie. Un marchand français, Manfred Maugasc, a fait le voyage jusqu'à Doha. En veste de lin blanc, les Ray-Ban remontées sur le front, il fait la promo de son produit-phare, "un chaperon orné d'une pierre Swarovski". Il montre également ses "chaperons fantaisie", peints aux couleurs du Qatar et des Emirats, ou bien version "camouflage". "Ce n'est pas un grand succès", admet-il, avant d'aller faire la queue à la cafétéria de fortune, tenue par des cuisinières népalaises.
Dans un préfabriqué voisin, le déjeuner des VIP s'achève. Al-Gannas, l'association de fauconnerie qatarie, a invité le gratin de l'IAF, Association internationale de la fauconnerie et de protection des oiseaux de proie. Il y a son président, l'Américain Franck Bond, en jean, bottes de cuir et Stetson ; un Tchèque, habillé d'un costume vert pomme qu'on dirait tout droit sorti d'un conte -tyrolien, et un Ouzbek coiffé d'un drôle de tricorne couleur crème. Tous semblent complètement sidérés par la maestria de leur hôte. "Nous n'avons pas toutes ces compétitions en Occident, reconnaissait la veille Franck Bond, dans une conférence de presse organisée au siège d'Al-Gannas. Cette relation symbiotique entre l'homme, le lévrier et le faucon, on ne la trouve que dans cette région."Les autorités du Qatar veillent sur ce patrimoine avec un soin maniaque. C'est d'ailleurs Joaan, l'un des fils de l'émir Hamad Ben Khalifa Al-Thani, qui patronne l'événement. Dans un pays dont la population est composée à 85 % d'expatriés - Pakistanais, Philippins ou Indiens qui sont policiers, chauffeurs de taxi ou caissiers de supermarchés - la promotion du folklore autochtone et sa mise en scène à grands renforts de campagne de communication sont une nécessité politique. D'autant que la perspective d'accueillir le Mondial 2022, avec son cortège de supporteurs éméchés, inquiète une bonne partie de la population, souvent plus conservatrice que la famille dirigeante. "Beaucoup de gens ne sont pas rassurés par la direction que prend leur pays, explique un entrepreneur étranger installé à Doha. Ils ont tendance à vouloir se protéger et à se replier sur leurs racines. C'est naturel." Outre les très consensuels festivals de chevaux ou de dhows (les boutres du golfe Arabo-Persique), les actions de défense de l'identité qatarie comprennent la décision d'arabiser tous les enseignements à l'Université du Qatar à Doha, dès la rentrée 2012. "Ils se sont rendu compte que leurs enfants, qui sont élevés par des nounous étrangères qui leur parlent anglais, avaient un mauvais niveau d'arabe, poursuit l'expatrié. Ils prennent leurs distances avec le modèle anglo-saxon."
SOUDAIN, DES CRIS DE JOIE RETENTISSENT DANS LES TRIBUNES. Un faucon vient d'attraper un pigeon en plein vol. Spectaculaire, la scène réveille un public frigorifié, qui s'escrime depuis deux heures à suivre les évolutions des faucons, souvent brouillées par le vent du désert. "Mash'Allah, Mash'Allah" (expression religieuse, que l'on peut traduire par "fantastique"), s'égosille le speaker. Le propriétaire de l'heureux rapace balance son turban en l'air. Il est sacré vainqueur de l'épreuve et rentrera chez lui au volant d'un Land Cruiser. "J'ai entraîné mon oiseau pendant un mois, dit-il. Mais c'est Dieu qui m'a aidé." La nuit tombe sur la course de lévriers. Les spectateurs convergent vers le chapiteau, pour l'ultime épreuve, le concours de beauté. Les caméras qui retransmettent l'événement en direct sont en place. L'élection de Mister Faucon peut commencer.