De la-croix.com
À Fontainebleau, en forêt d’Orléans ou d’Orient, comme au pied des Pyrénées, des forestiers s’engagent dans l’étude et la préservation des oiseaux. Mais l’impératif de productivité contrarie cet élan
Une nuit en forêt de Fontainebleau est presque toujours un bonheur. Même fin décembre, entre Noël et jour de l’An, alors que la lune en son premier quartier, noyée dans un épais brouillard, transforme chaque arbre et chaque rocher en fantômes luminescents. Visuellement, tout se confond, certes, mais les oreilles aux aguets n’attendent pas longtemps pour distinguer mille bruissements, souffles, aboiements rauques et craquements de branches qui témoignent que la sylve n’est jamais si vivante qu’en cette période du rut des sangliers et des renards, des premières poursuites amoureuses des écureuils et, surtout, des concerts allegro con moto des chouettes hulottes.
Patrice, technicien de l’ Office national des forêts (ONF) et membre du réseau Avifaune de cette grande maison, écoute avec joie les chants des rapaces nocturnes. Mais il est aussi là pour mesurer, dans les réserves biologiques domaniales du massif, combien la présence du pic noir n’est possible que grâce aux nombreux troncs d’arbres vénérables ou morts, creusés de multiples trous, qui se dressent encore dans ces parcelles inexploitées. « Pour qu’un couple de pics noirs puisse nicher avec succès, il faut au moins 200 hectares de forêt presque primaire », affirme le technicien de l’ONF, par ailleurs ornithologue chevronné.
Le programme de recherche « Oiseaux des bois »
Ce constat écologique est validé par de récentes études conduites par d’autres agents de l’ONF – une soixantaine – réunis par le réseau Avifaune de l’Office, dans le cadre d’un programme de recherches intitulé « Oiseaux des bois ». Les 4 et 5 novembre derniers, certains de ces spécialistes se sont retrouvés à Velaine-en-Haye (Meurthe-et-Moselle), lors d’un important colloque organisé par l’ONF et intitulé « Gestion forestière et préservation de l’avifaune » . Les participants y ont partagé leurs expériences d’inventaire et de protection de la fauvette pitchou et de l’engoulevent, oiseaux de landes et de clairières, des busards Saint-Martin, aigles bottés et circaètes Jean-le-Blanc, rapaces forestiers, mais encore du pic noir, pic mar et pic cendré.
Les premiers résultats tirés des expériences menées en forêt d’Orléans (Loiret), en forêt d’Orient (Aube) et en forêt de Moulière (Vienne) ont alors été partagés avec le « monde forestier », afin « d’étendre les enseignements du programme “Oiseaux des bois” aux autres massifs forestiers français ». Quant aux « perspectives », elles se sont naturellement inscrites dans l’« engagement » signé en 2007 (Grenelle de l’environnement) par l’ONF de « produire plus de bois tout en préservant mieux la biodiversité ».
« Produire plus de bois »
Patrice commente les « perspectives » dessinées par le colloque de Velaine-en-Haye : « L’engagement de “préserver mieux la biodiversité”, c’est une sorte de vernis, estime-t-il. Tous les agents ONF du réseau Avifaune qui œuvrent vraiment pour la protection des oiseaux savent que le véritable engagement de l’ONF est de “produire plus de bois”. Ils savent aussi que, pour les pics et certains rapaces, la seule gestion forestière qui vaille est l’arrêt de l’exploitation intensive mise en œuvre depuis dix ans sous la pression de l’État, lequel entend rentabiliser au maximum la vente des bois du domaine. »
Le forestier ornithologue cite l’exemple de la prestigieuse forêt de Tronçais (Allier), qu’il a étudiée, où les chênes sont systématiquement exploités à l’âge moyen de 150 ans au lieu de l’être à l’âge optimal de 250 ans, comme autrefois. « C’est grave, car tous les vieux arbres à pics sont en train de disparaître ! J’ai constaté la même dérive dans les sapinières de montagne, notamment dans les Alpes du Sud », se désole-t-il.
À l’ONF, la direction est consciente que le « double protocole “produire plus de bois tout en préservant mieux la biodiversité” a suscité des interrogations ». Aussi, elle répond, chiffres de l’Inventaire forestier national à l’appui, qu’« en forêt domaniale (propriété de l’État), les récoltes de bois n’ont pas augmenté » depuis vingt ans, même si des « objectifs de récolte supplémentaire ont bien été annoncés à la suite du Grenelle de l’environnement », en janvier 2008. De même, si elle convient que « les âges d’exploitation sont effectivement raccourcis, pour produire des peuplements forestiers en moyenne moins âgés, favorisant une production accrue », la direction de l’Office explique qu’il s’agit d’une adaptation obligatoire de la forêt française aux « effets attendus des changements climatiques », sécheresses estivales et violentes tempêtes notamment.
Les chauves-souris souvent oubliées
Au pied des Pyrénées, Christian Riols, coprésident de la LPO (Ligue pour la protection des oiseaux) de l’Aude, spécialiste réputé des rapaces, agent de l’ONF pendant trente ans, partage pourtant les inquiétudes de Patrice. Outre l’aigle botté, il considère que le circaète Jean-le-Blanc, la bondrée apivore et les busards sont aussi menacés par l’intensification excessive des travaux forestiers. Il ajoute à ces espèces remarquables les rapaces nocturnes, chouettes hulottes ou de Tengmalm, mais encore « les chauves-souris qui sont trop souvent oubliées » .
Ce vétéran de la foresterie et de l’ornithologie tempère la communication de l’ONF sur son programme de protection des oiseaux : « Il y a un décalage entre les grandes déclarations et ce qui se passe sur le terrain », où il a, entre autres, constaté la conversion du grand tiers nord-est de la forêt française en futaie régulière, alors qu’elle était historiquement gérée en taillis sous futaie, « ce qui lui a fait perdre plus de la moitié de sa richesse biologique, comme en témoignent les disparitions du pic cendré et du pigeon colombin, bientôt celle du pic mar. »
Pour les forestiers, l’ornithologie n’est pas encore un chemin de parfaite concorde.
Antoine Peillon